La culture professionnelle peut-elle ĂȘtre en cause dans le burn-out ?
Au-delĂ de l'organisation du travail et de la perte de sens : comment lâenvironnement professionnel façonne aussi les croyances profondes qui contribuent au burn-out
Le burn-out, on en entend beaucoup parler aujourdâhui. On pense souvent que câest le rĂ©sultat de traits de personnalitĂ© : trop perfectionniste, trop exigeant avec soi-mĂȘme, trop sensible⊠Et pourtant, de nombreuses recherches montrent que lâenvironnement professionnel joue un rĂŽle central.
Cet article propose dâaller un peu plus loin : si le travail peut nous Ă©puiser par sa charge et ses contraintes, pourrait-il aussi influencer en profondeur nos croyances et nos maniĂšres de fonctionnerâŻ? Peut-ĂȘtre que certaines habitudes, certaines rĂšgles tacites ou certains messages implicites transmis par notre culture professionnelle façonnent nos attentes envers nous-mĂȘmes⊠et participent au risque de burn-out.
Je vous propose de partir de ce constat, de regarder ce que la science et mon expĂ©rience professionnelle peuvent nous apprendre, et dâexplorer quelques pistes pour Ă©largir notre regard sur la prĂ©vention du burn-out.
Introduction
Le burn-out est maintenant bien connu, mais encore souvent vu pour le grand public comme le rĂ©sultat de caractĂ©ristiques personnelles : perfectionnisme, auto-exigence, fragilitĂ© Ă©motionnelle⊠Ce dâautant que les organisations tendent Ă culpabiliser les individus pour ce quâils ne parviennent pas Ă rĂ©aliser comme travail. Les personnes croient donc souvent elles-mĂȘmes ĂȘtre cause du problĂšmeâŠ
Les recherches en psychologie du travail et en ergonomie ont permis de comprendre depuis de nombreuses annĂ©es que lâorganisation du travail est en grande partie en cause dans les risques psychosociaux. Et si effectivement, derriĂšre chaque burn-out, on retrouve toujours des facteurs liĂ©s au travail lui-mĂȘme, on retrouve aussi des croyances profondes individuelles, qui ont facilitĂ© la chute dans le piĂšge du travail pour la personne.
Ces derniers aspects sont souvent occultĂ©s, dans les interventions de prĂ©vention des risques psycho-sociaux, sans doute principalement parce que nous nâavons pas accĂšs Ă la modification des croyances des personnes, et ce nâest donc pas un objet utile pour lâintervention. Cela relĂšve Ă©galement de la sphĂšre personnelle, qui nâa pas lieu dâĂȘtre concernĂ©e Ă ce moment, et relĂšve de la libre demande et envie de la personne de travailler ou sur ces aspects. Enfin, ces sujets sont tellement individualisĂ©s Ă lâaccĂšs, quâil ne paraĂźt pas forcĂ©ment utile de ramener ce sujet sur le devant de la scĂšne, au risque de voir revenir en force lâhypothĂšse individuelle, croyance qui reste fortement enracinĂ©e.
Ce sujet a donc été assez peu investigué.
Mais, ma propre expĂ©rience mâa amenĂ©e Ă questionner cette idĂ©e. Peut-ĂȘtre y a-tâil rĂ©ellement une part individuelle, mais ⊠et si elle-mĂȘme Ă©tait Ă©galement influencĂ©e par le travail, Ă un niveau plus profond ? Et si la souffrance au travail dĂ©coulait parfois de la culture professionnelle elle-mĂȘmeâŻ? Et comment nos croyances individuelles peuvent-elles ĂȘtre façonnĂ©es ou amplifiĂ©es par lâenvironnement dans lequel nous Ă©voluonsâŻ?
Entre autres, si le travail Ă©tait responsable âau carrĂ©â : Ă la fois dans les conditions de travail tangibles, mesurables, et dans les croyances qui nous poussent Ă continuer alors que nous devrions dire stop ? Cela pourrait ouvrir diffĂ©rentes pistes de rĂ©flexion, pour peut-ĂȘtre mieux prĂ©venir le burn-out, en intĂ©grant dans les interventions un niveau supplĂ©mentaire dâaction possible.
Cette rĂ©flexion sâappuie Ă la fois sur la recherche en psychologie du travail, en ergonomie, et sur mon expĂ©rience personnelle, en tant quâĂ©tudiante en mĂ©decine confrontĂ©e Ă un systĂšme extrĂȘmement exigeant et peu soutenant, puis en tant quâindĂ©pendante, constatant que mĂȘme sans systĂšme organisationnel de travail autour de soi, le stress et le burn-out au travail des indĂ©pendants reste possible.
1. Le rĂŽle central du travail dans le burn-out
Le burn-out a Ă©tĂ© initialement dĂ©crit dans les annĂ©es 70, mĂȘme sâil nâa pas intĂ©grĂ© la culture courante avant les annĂ©es 2000. Il Ă©tait initialement plutĂŽt perçu comme une problĂ©matique individuelle, comme toute pathologie, finalement.
Christina Maslach en a formalisé le concept avec le Maslach Burnout Inventory (MBI), en trois dimensions : épuisement émotionnel, dépersonnalisation/cynisme, et sentiment de faible accomplissement personnel (Maslach, 1976, et Maslach et Jackson, 1981).
La recherche en psychologie du travail et en ergonomie a mis en Ă©vidence depuis les annĂ©es 80 que le burn-out Ă©tait fortement liĂ© aux dĂ©terminants organisationnels : surcharge de travail, manque de contrĂŽle, ambiguĂŻtĂ© des rĂŽles, soutien insuffisant, conflits de valeurs, pression temporelle (Karasek, 1979, Maslach & Leiter, 2008; Siegrist, 1996). Ces modĂšles ont Ă©tĂ© validĂ©s et nous servent aujourdâhui de base de travail en intervention sur les risques psycho-sociaux.
2. Mais des croyances individuelles augmentant la vulnérabilité aux conditions de travail inappropriées
Des facteurs intrapersonnels semblent jouer un roÌle important, paralleÌlement aux facteurs organisationnels, augmentant la vulneÌrabiliteÌ aÌ lâeÌpuisement professionnel, tels que les croyances personnelles et les meÌcanismes dâadaptation (Bamber et McMahon, 2008 ; Simionato et Simpson, 2018, Simpson et al, 2019).
Ces facteurs souvent dĂ©crits comme des schĂ©mas prĂ©coces inadaptĂ©s ou des croyances conditionnelles et inconditionnelles (Beck, 2011). Ces schĂ©mas, tels que «âŻje dois toujours rĂ©ussirâŻÂ», «âŻje ne peux pas montrer de faiblesseâŻÂ», ou «âŻmon travail dĂ©finit ma valeurâŻÂ», augmentent la vulnĂ©rabilitĂ© au stress.
Par exemple chez les professionnels de la santĂ© mentale, Ledingham (2015) a retrouvĂ© une tendance Ă minimiser sa propre vulnĂ©rabilitĂ©, inhiber les Ă©motions perçues comme un signe de faiblesse, sâefforcer dâatteindre des normes de rĂ©sultats plus levĂ©es en niant leurs besoins.
Ces schĂ©mas prĂ©coces inadaptĂ©s ont une tendance Ă nous faire rĂ©pĂ©ter des comportements qui ne nous rendent pas service, et sont liĂ©s classiquement Ă des besoins non satisfaits durant lâenfance. Ils sont le rĂ©sultat de ce que nous avons retenu des messages implicites inteÌrioriseÌs tout au long de lâenfance et de lâadolescence.
En lâoccurrence, ils empĂȘchent les professionnels concernĂ©s de sortir du cercle vicieux de toujours plus de travail pour faire mieux, plus vite⊠qui finit par les Ă©puiser, dans un contexte oĂč faire bien peut dĂ©jĂ ĂȘtre complexe.
3. Et si la culture professionnelle impactait nos croyances et attitudes personnelles ?
Ce questionnement me vient de plusieurs constats.
Mon expérience personnelle illustre cette dynamique :
Ătudiante en mĂ©decine pendant 9 ans, jâai Ă©tĂ© confrontĂ©e Ă un systĂšme extrĂȘmement exigeant et peu soutenant. La culture hospitaliĂšre valorisait lâefficacitĂ© maximale, normalisait la fatigue et le manque de sommeil, et interprĂ©tait toute erreur ou signe de fatigue comme une faiblesse personnelle. Il fallait toujours aller vite, ĂȘtre performant et ne jamais montrer ses difficultĂ©s. Ce cadre mâa façonnĂ©e Ă adopter une culture de performance permanente, qui nâexistait pas avant mes Ă©tudes et est plutĂŽt difficile Ă dĂ©loger.
Quand jâai commencĂ© Ă intervenir comme psychologue du travail et ergonome, jâai pu constater Ă quel point les causes organisationnelles du stress Ă©taient centrales, et jâai rĂ©guliĂšrement observĂ© ces mĂ©canismes dans diffĂ©rentes entreprises et contextes professionnels. Cependant, jâai Ă©tĂ© surprise de voir que mĂȘme des indĂ©pendants, qui thĂ©oriquement contrĂŽlent entiĂšrement leurs conditions de travail, pouvaient ĂȘtre exposĂ©s Ă un stress important et Ă des troubles musculo-squelettiques. Si le stress dĂ©pendait uniquement de lâorganisation du travail, comment expliquer que ces professionnels puissent se retrouver dans les mĂȘmes situations dâĂ©puisement que des salariĂ©s, alors quâils ont la possibilitĂ© de structurer leur travail librementâŻ?
En frĂ©quentant de nombreux rĂ©seaux professionnels dâindĂ©pendants, il est apparu clairement que le stress et le burn-out Ă©taient frĂ©quents, et que la culture entrepreneuriale jouait un rĂŽle important. Dans ce milieu, lâeffort et le travail acharnĂ© sont valorisĂ©s, et lâimage de lâentrepreneur dĂ©bordĂ© est souvent considĂ©rĂ©e comme la norme : «âŻsi tu nâes pas dĂ©bordĂ©, tu ne travailles pas assezâŻÂ». TrĂšs peu de dispositifs de prĂ©vention sensibilisent les indĂ©pendants au risque de sur-travail et dâĂ©puisement. De plus, commencer Ă travailler Ă un rythme intense peut ancrer durablement cette culture : elle peut ensuite se rĂ©percuter lorsque lâentreprise se dĂ©veloppe et mettre en difficultĂ© les futurs salariĂ©s.
Ces observations me conduisent Ă pense que la culture professionnelle peut influencer nos croyances et attitudes, au-delĂ des conditions objectives de travail. Si lâenvironnement professionnel valorise la surcharge, la disponibilitĂ© constante et la perfection, cela peut contribuer Ă intĂ©rioriser des croyances limitantes : «âŻje dois tout rĂ©ussir pour ĂȘtre lĂ©gitimeâŻÂ», «âŻmon travail dĂ©finit ma valeurâŻÂ».
Il nâexiste apparemment pas de recherches Ă©tablissant un lien direct entre environnement professionnel et croyances profondes qui augmentent le risque de burn-out, mais cette hypothĂšse mĂ©riterait dâĂȘtre explorĂ©e.
La thĂ©orie des assumptive worlds de Janoff-Bulman (1992) montre que les individus sâappuient sur des croyances fondamentales â le monde est bienveillant, juste, et soi-mĂȘme a de la valeur. Lorsquâun traumatisme survient, ces croyances peuvent ĂȘtre brisĂ©es, gĂ©nĂ©rant une souffrance psychologique. A la suite de ces travaux, on pourrait Ă©mettre lâhypothĂšse que des micro-traumatismes rĂ©pĂ©tĂ©s au travail â remarques dĂ©valorisantes, mise en avant systĂ©matique des Ă©checs, absence de reconnaissance, valorisation de la surcharge â puissent avoir un effet analogue, conduisant Ă intĂ©rioriser des croyances contraignantes comme «âŻla seule façon dâĂȘtre lĂ©gitime dans ce mĂ©tier est dâĂȘtre parfaitâŻÂ».
4. Pistes de réflexion
A partir de cette rĂ©flexion, je pense quâil serait intĂ©ressant, en intervention, dâĂ©largir le cadre de travail : lâenvironnement professionnel ne se contente pas de gĂ©nĂ©rer du stress par la charge ou les contraintes, il peut sans doute aussi laisser une empreinte sur les croyances et attitudes de chacun. Les messages implicites de lâorganisation â valorisation du surengagement, de la perfection, de la disponibilitĂ© constante â façonnent des rĂšgles internes que les individus sâimposent ensuite Ă eux-mĂȘmes (et qui restent⊠tout comme les TMS ne sâarrĂȘtent pas le soir venu en partant de lâentreprise).
Adopter une lecture systĂ©mique de ce phĂ©nomĂšne consisterait Ă recadrer (au sens systĂ©mique de Palo Alto) lâorganisation elle-mĂȘme : quels signaux lâentreprise transmet-elle Ă travers ses pratiques managĂ©riales et la structuration du travail ? Quelles normes tacites les Ă©quipes intĂšgrent-elles et comment contribuent-elles Ă lâauto-exigence excessive ou au perfectionnisme ?
En Ă©largissant le cadre dâintervention Ă cette âempreinte organisationnelleâ, il paraĂźtrait possible et intĂ©ressant dâagir non seulement sur les structures et les processus, mais aussi sur la maniĂšre dont ils façonnent les croyances professionnelles, permettant de prĂ©venir le burn-out de façon plus globale et durable.
Références (APA)
Bamber, M., & McMahon, R. (2008). Dangerâearly maladaptive schemas at work!: The role of early maladaptive schemas in career choice and the development of occupational stress in health workers. Clinical Psychology & Psychotherapy, 15, 96â112. https://doi.org/10.1002/cpp.564
Beck, J. S. (2011). Cognitive behavior therapy: Basics and beyond (2nd ed.). Guilford Press.
Janoff-Bulman, R. (1992). Shattered assumptions: Towards a new psychology of trauma. Free Press.
Karasek, R. A. (1979). Job demands, job decision latitude, and mental strain: Implications for job redesign. Administrative Science Quarterly, 24, 285â308. http://www.jstor.org/stable/2392498
Ledingham, M. (2015). Beliefs and perceptions about burnout amongst mental health professionals (Doctoral dissertation). Retrieved from http://ro.ecu.edu.au/theses/1684
Maslach, C. (1976). Burned-out. Human Behavior, 5, 16â22.
Maslach, C., & Jackson, S. E. (1981). The measurement of experienced burnout. Journal of Organizational Behavior, 2, 99â113.
Siegrist, J. (1996). Adverse health effects of high-effort/low-reward conditions. Journal of Occupational Health Psychology, 1(1), 27â41. https://doi.org/10.1037/1076-8998.1.1.27
Simionato, G., & Simpson, S. (2018). Personal risk factors associated with burnout among psychotherapists: A systematic review of the literature. Journal of Clinical Psychology, 1â26. https://doi.org/10.1002/jclp.22615
Simpson, S., Simionato, G., Smout, M., et al. (2019). Burnout amongst clinical and counselling psychologists: The role of early maladaptive schemas and coping modes as vulnerability factors. Clinical Psychology & Psychotherapy, 26, 35â46. https://doi.org/10.1002/cpp.2328
C'est passionnant. Merci pour cette analyse. Ayant vécu un burnout je me retrouve dans beaucoup de points. Je pense que la societe dans son ensemble tend à faire porter la responsabilité sur les individus pour se dédouaner. On le voit dans les domaines de l'alimentation, temps passé sur les réseaux, santé mentale... Si c'est la faute de l'individu alors la société (gouvernement) n'est pas responsable donc zero dépense !